☁︎ Nage-nuage ☁︎ Zoé

J’inspire, expire, laisse l’eau me porter. J’ai entendu des gens dire que le lac avait des propriétés magiques, qu’il y a très longtemps, le peuple qui avait laissé cet endroit pour d’autres contrées y venaient confier leurs souhaits et leurs peines, et qu’alors, on attendait que l’eau les lave de leurs impuretés. On m’a pourtant assuré que jamais aucune trace de civilisation passée n’avait été retrouvée sur cette île. Et je sais que c’est complètement désespéré de croire à des ouïs-dire sans aucun fondement, mais maintenant que les vagues de mes émotions retombent, je cherche une façon de ne plus les garder dormantes. Parce qu’une tempête au repos menace toujours de vous emporter dans son carnage au moment où vous vous y attendiez le moins. Une tempête au repos vous donne l’impression d’être le plus gros con de la planète quand elle se remet en marche, aussi douce soit-elle.

Je laisse une larme couler, passer de mon âme sur ma peau aux bras de l’eau. Puis je plonge, et l’espace d’un instant, alors que je regarde les chimères du soleil à travers les flots, j’imagine la tempête se dissiper au gré des notes étouffées qui se mêlent à ma confusion, de la peine qui descend sur mon coeur comme une chute d’eau déversant une rivière agitée en nappe aquatique ridée d’une curieuse couleur. Une nappe que plus vous regardez, plus vous avez le sentiment que quelque chose vous échappe. Qu’il y a des choses tapies en son sein qui trahissent les fondements de ce que vous avez considéré comme votre univers.

Je prie silencieusement le lac. Je le prie de prendre les chutes, je le prie de prendre les flots. Je le prie de prendre ma peine, je le prie de prendre cette joie amère que je ressens quand je me souviens de son visage… Il brillait aussi doucement que ce soleil à travers l’eau... Je le prie donc aussi de prendre tout souvenir d’amour ou trace de je-ne-sais-quoi qui me fait encore souffrir à son souvenir. Toutes ces choses que je ne comprends pas mais qui parcourent ma peau en lui rappelant combien elle se languit de son absence. Toutes ces choses que je ne comprends pas mais qui laissent une curieuse indifférence au bout de cette langueur. Je le prie, de tout mon cœur, de prendre les flots au bout de la chute. Je le prie de prendre cette confusion, toute cette contradiction et ce qui en émerge, toutes ces couleurs et ces formes que je ne comprends pas. Et puis je ne sais plus pour quoi je prie. Mais je sais qu’au milieu de tout ça, il y a des choses que je dois savoir pour pouvoir avancer, peu importe à quel point ces choses vont être difficiles à accepter. Alors je prie pour que je puisse réellement compléter mon deuil, que le lac purifie et cristallise ce dont j’ai besoin pour enfin achever cette étape de ma vie. Pour enfin dissiper la tempête de mes propres mains, une bonne fois pour toute.

Mon poids finit par me ramener à la surface, aux notes à présent plus claires de mon enceinte. Je ne sais pas si ce que je viens de faire est un rituel, et je n’ai pas la prétention de penser que c’en était un digne de ce nom, mais je sais que c’était une prière. Et que le lac m’ait entendu ou pas, j’émerge de l’eau avec au moins un peu plus de paix en mon for intérieur. Ah, si ma chère maman Orthodoxe savait ce que je venais de faire… Ou pire, ma bombe sur pattes de froeur.

Je soupire. Allez, Shu. Tu t’es assez morfondu comme ça, profite un peu de l’eau sans penser à tout ça. Pense aussi aux plans d’escalade que t’as avec Daniel bientôt. Bozhe*, je vais pas pouvoir lea regarder dans les yeux avec tout ce qui s'est passé hier…

Et je ne remarque pas qu’il y a une personne qui est arrivée entre le temps que je plonge et que je remonte.

Je flotte un peu plus, bercé par les notes de mon enceinte. J’essaye vraiment très fort de penser à autre chose, et étonnamment, ça marche beaucoup mieux qu’hier. C’est un nouveau chapitre, et jusqu’ici, tout s’annonce bien. Je commence à me faire un.e ami.e alors que l’île se peuple à peine, j’ai l’occasion de vivre dans un endroit tout simplement magnifique, je vais commencer des entraînements à la pointe de la recherche sportive qui vont m’aider à m’approcher du joueur que je veux devenir, et je découvre à peine le QG que je rencontre maintes surprises en son sein. Peut-être pas que des plaisantes, mais si ça se trouve, j’en ai besoin pour me rendre compte des mensonges que je me suis dit à moi-même et que j’ai fini par croire – “arrêter les conneries” que dit Tyoma. Maya disait que les jours où ça n’allait pas, elle essayait de penser aux choses positives dans la situation. “Count your blessings, you never know what they will tell you about you’re sad about.”* Je glousse. Regardez-moi ça, même les jours où j’essaye de me défaire de son souvenir, c’est ce même souvenir qui vient me réconforter… Soupir.

Je suis loin de penser que je comprends tout à la situation, mais je suis certain d’une chose après cette prière: je dois accepter que Maya fera toujours partie de moi, mais que ça n’a pas à être la fin de l’histoire. Naveed m’a répété plusieurs fois que nos premiers amours n’avaient pas à être nos derniers. Alors qui sait ce qui va se passer maintenant que je suis loin d’Angleterre et que je ne me retrouve plus à tourner entre différents endroits qui me la rappellent tous quelque part ? ‘Faudrait peut-être que j’écoute Art et qu’ouvre un peu mon coeur à d’autres personnes…

– Ah, bonjour ! Toi aussi tu profites de la fraîcheur du lac ou tu habites ici à l'année ?

Je cligne des yeux. Il y a quelqu’un ? Ah, on me parle ? Je ris intérieurement de moi-même pour ne pas avoir remarqué la présence de la personne que je découvre à quelques mètres de moi, et extérieurement en réaction à ses paroles. Vous parlez d’un Chimérique ! J’éteins instinctivement mon enceinte, même si elle ne diffusait que quelques faibles notes, puis laisse mon corps descendre sous l’eau: un peu ma façon de me relever pour mieux écouter la personne.

– Habiter ici, je ne pense pas ! pouffé-je doucement. Je ne suis pas fait pour la vie sous-marine. Et toi alors ?

Ça fait deux têtes bleues que je rencontre en 48 heures et en pensant à la même personne, je rigole un peu plus en y pensant, bien que je sente un petit pincement au cœur. Je finis par continuer à sourire, ne laissant rien paraître de mes pensées.

Puis la personne ne répond pas. Mon sourire s’évanouit sur les bords.

– Euh…

Non, je dirais qu’elle est complètement figée. En plus ses joues sont vraiment, vraiment rouges. Ouh là ! Me dites pas qu’elle fait une hyperthermie ?

– Euh, ça va ?

Je commence à nager vers elle, inquiet. Déjà qu’il fait bien chaud sur l’île en cette période, aujourd’hui on en est à 5 degrés de plus qu’hier. Si en plus de ça, elle vient d’un endroit froid, le choc doit être difficile à prendre pour son corps. Bon, elle est dans l’eau, mais rien ne protège sa tête de la chaleur du soleil, et je ne sais pas combien de temps elle a été dedans.

Quand je suis assez proche pour pouvoir l’attraper au cas où elle se met à couler, je sors la main de sous l’eau pour la poser sur son arrière-bras. Enfin, pour le coup je finis par ne pas la toucher, vu que dans l’encadrement de ses épaules, je remarque euh-

– Uhm… Il y a des fleurs qui viennent d’apparaître sur la rive… ? lui déclaré-je en penchant la tête pour mieux voir, réalisant moi-même ce que je dis.

Je veux dire, on m’a dit que les employés de maintenance avaient vu des choses étranges autour du lac pendant la nuit, mais je ne m’imaginais pas en rencontrer une en plein jour. Enfin, qu’importe. A l’heure actuelle, je dis surtout ça pour voir si elle va réagir ou s’il faut que je l’aide à atteindre la rive et courir vers l’infirmerie. Parce que je ne suis pas médecin, mais pas la peine d’en être un pour savoir qu’une personne qui ne bouge pas au milieu de l’eau est en danger.

Et la voici qui disparaît sous l’eau… Euuuh, est-ce que je dois plonger pour vérifier que tout va bien ? Je veux dire, elle a eu l’air de prendre sa respiration avant. Ou alors je l’ai trop embarrassée… ? J’espère vraiment pas…

Bon, au moins, je suis quasi-sûr qu’elle ne coulait pas, vu qu’elle ressort la tête sans avoir l’air trop en détresse.

– Tout va bien, ne t'inquiète pas ! J'avais juste un peu chaud en effet. Ça va mieux maintenant.

Je souris, rassuré. “Tant mieux !” Non, je pense que ça ira au final, elle a déjà l’air beaucoup plus détendue.

– Désolée pour la frayeur, je m'appelle Zoé. Zoé Robillard. Je viens juste d'arriver sur l'île et c'est un peu le choc niveau températures pour moi, haha.

Je fais écho à son rire en la regardant nager vers le bord du lac.

– T’en fais pas, il m’arrive d’être un grand névrosé ! Bienvenue ici, Zoé. Moi, c’est Shura.

Je me dis que ce serait une bonne idée de me rajouter une couche de crème solaire pour pas griller comme un poulet et commence à nager vers le bord à sa suite. Zoé sort de l’eau et-- Åh sh--- * Je baisse les yeux et continue ma nage. Ce serait tout de même super impoli de faire autrement dans ces circonstances. Puis je sors à mon tour de l’eau.

– Mais bon, heureusement que ce lac est là !

Je souris. “Oui ! Je viens aussi d’un endroit assez froid et le changement a été difficile,” avec le regard fuyant. Autant dire que je ne bouge presque pas les yeux du sol ou des alentours.

Puis je marche vers ma serviette, à quelques mètres, cachée par un rocher. Il vaut mieux lui donner un peu d’espace pour qu’elle comprenne que je ne cherche pas l’opportunité de regarder ses sous-vêtements. Je prends ma bouteille d’écran et m’en applique une nouvelle couche sur la peau, puis enfile le short de piscine blanc que j’ai laissé là, vu que j’ai préféré nager avec le collant noir qui va au-dessous pour être plus libre de mes mouvements.

Tout en m'appliquant ma crème solaire, rajoutons le plus rapidement possible pour éviter de cramer comme un pauvre poulet laissé trop longtemps sur le feu, je ne pense pas à grand-chose. Vu le mood de ce matin, c'est peut-être étonnant, mais la situation est, euh… gênante. Donc là, dans ma tête, le soleil et la crème sont vraiment ma seule pens----

– Eh mais, tu fais quoi là ?!

Je sursaute légèrement, tourne la tête vers elle à moitié, gardant le reste de mon corps immobile. Histoire de lui montrer que je lui donne mon attention mais sans la regarder quoi.

– Je euh… balbutié-je sous l'effet de la confusion et de la gêne se mêlant de plus en plus. Je me mets de l'écran sur la peau pour éviter les coups de soleil… ?

Je glousse, essayant de détendre l'atmosphère. Ça devient de plus en plus awkward tout ça et je sais pas, est-ce qu'il y a du mal à se mettre de l'écran sur la peau en public… ? Peut-être que c'est bizarre de là où elle est ?

– Désolé, ça te gêne ? fais-je en ramenant la tête à sa place et en enfilant le short blanc, ne trouvant rien d'autre à dire

Et ce faisant… non, Shura, pense à autre chose. Puis ce n'est pas parce qu'il y a eu une fois où l'écran a plus servi à une excuse qu'à autre chose avec Maya que se barbouiller la face avec est bizarre en soit. Sinon je vais vite faire le tour de plusieurs actions tout à fait bénignes. Comme le simple fait de se mettre du parfum. Euhm… Bref, passons… Peut-être qu'il y a une insinuation plus forte dans le cas de Zoé ?

Puis je l'entends marmonner quelque chose. Et je ne suis pas du tout assez proche pour entendre ce qu'elle dit, mais je détecte de l'exaspération totale dans son ton. Je me retourne, les lèvres serrées, et jette un regard rapide à son visage: enfoui dans ses mains. Mes yeux vont alors tantôt sur le sol, tantôt sur le feuillage des arbres à proximité alors que je marche très lentement vers elle.

– Je suis vraiment désolé si je t'ai gêné d'une façon ou d'une autre, ce n'était vraiment pas mon intention… m'excusé-je, une légère chaleur me montant au visage dûe à la honte.

Et puis si ça se trouve, elle voulait juste un instant de paix. Un peu comme moi quand je me suis levé ce matin. Puis elle est tombée sur quelqu'un et elle n'a pas pu lâcher ce qu'elle a sur le cœur tranquillement…

– Si tu préfères rester seule, je peux m'en aller, sans aucun problème d'ailleurs. Je sais ce que c'est de ne vouloir la compagnie de personne des fois…

Et mes yeux ne se posent que l'espace d'une fraction de seconde sur son visage avant de continuer leur ronde entre le sol et les feuilles.